Les facteurs de musique

médiation et intimité

Intervenir dans un lieu étranger pour y proposer de la musique. Faire le facteur entre une résidence de personnes âgées et la médiathèque. Ramener de la musique enregistrée à la demande. L'écouter ensemble. La chose ne va pas de soi. Pourtant, sous le nom de « médiation cuturelle », elle est posée comme une nécessité de notre temps démocratique. Le Manifeste de l'Unesco de 1994 sur les bibliothèques publiques en témoigne. Il faut faire du lien entre les gens, mettre en rapport les gens et les œuvres. On devine, on sait obscurément que l’enjeu fondamental de nos existences est dans le rapport que nous avons aux autres et aux choses. Dans un rapport riche, complexe, stimulant. Mais précisément, toute la question est dans la manière d’induire, de provoquer le rapport, avec qui, avec quoi. Le rapport suppose l’intime. Risquer l’intrusion, le dérangement, l’ennui, pour se donner la chance d’une rencontre, d’un échange, d’une émotion. L’action publique et le rapport intime aux choses sont comme eau et huile. Les deux éléments a priori ne se mêlent pas. Nous avons donc, nous aussi, tenté l’impossible.

le choix de la simplicité

Comprenant qu’il fallait d’abord aller à la rencontre plutôt que d’imposer une forme fixe, nous avons imaginé un temps de rencontre autour de la musique, suivi d’un service simple. Nous allions faire le relais entre la médiathèque et la résidence. Nous allions simplement écouter de la musique ensemble et parler de nos ressentis. L’action choisie pouvait embrasser le plus large public sans exclure personne a priori. Et le lieu fut choisi en fonction de sa proximité, dans le voisinage du domicile de l’un de nous, dans un souci pratique, pour rendre le contact plus facile, plus simple.

les aléas de la pandémie

Ce choix de la proximité fut le bon. Dès mars 2020, nous avons pu nouer immédiatement, puis renouveler une relation de confiance avec l’animatrice travaillant régulièrement dans cette résidence. Elle y dirige notamment des ateliers d’écriture et connaît bien les résidents. Le premier confinement, strict, arrivait. Nous avons annulé une première fois notre action que nous avions prévue avant l’été 2020. Avant juillet, nous demandions des nouvelles. Elles étaient bonnes. Pas un seul n’était touché par le covid. A la rentrée, nous avons repris contact et le second confinement arrivait. Médiathèque fermée. Et l’un d’entre nous qui devait se faire tester. Nous annulions donc une deuxième fois, obligés de différer. Nous avons fini par pouvoir nous rendre à la résidence début décembre. Sur le fil. La médiathèque venait juste de rouvrir ses portes.

improviser

Au départ, nous voulions nous entretenir avec de petits groupes, pour créer de meilleures conditions de rencontre. Mais seules deux ou trois personnes s’étaient inscrites auprès de l’animatrice. Aucun groupe n’avait été constitué et 19 personnes se présentaient pour découvrir notre proposition. Nous n’avons pas voulu renvoyer ce public nombreux, et avons commencé notre entretien sur la musique dans le grand foyer d'activités. L’attention était rendue difficile par une telle assemblée. Et après avoir donné la parole aux plus hardis, nous avons préféré oublier nos questions précises sur les pratiques d’écoute pour en venir assez sèchement et directement au cœur de notre proposition. Quelle musique auriez-vous envie que nous rapportions de la médiathèque pour l’écouter ensemble la semaine prochaine ? Malgré le contexte peu chaleureux, tous jouaient le jeu et nous donnaient des pistes d’écoute.

Il y avait la frustration de ne pas faire comme prévu. Je les ai sentis mal à l'aise, et nous avons dû malgré tout aller jusqu'au bout. (Benjamin)

impromptus

Que faire le lendemain puisque tout était allé si vite ? Nous décidions de sortir la parade ordinaire des musiciens, nos instruments. Devant une assemblée d’une dizaine de personnes, dont deux n’étaient pas venues la veille, nous avons parlé de nos instruments étranges, et joué la musique curieuse car modale que nous en faisons sonner. Plusieurs nous ont dit leur satisfaction d’avoir appris et découvert quelque chose. Nous avions aussi dans ce cercle plus restreint pu présenter notre action et nous-mêmes plus amplement. Mais nous avons su également plus tard par l'animatrice que cette séance "avec l'instrument médiéval" n’avait pas plu à tous. Certains ont dû être décontenancés par une matière musicale si étrangère à leurs oreilles. Les chemins impromptus ne sont pas des autoroutes. Et il faut bien reconnaître que cet impromptu n'avait aucun lien avec notre proposition de départ.

PLAYLIST JOUR TROIS « variété française 1950-1980 »
 
  1. Monty, Là où y a des frites
  2. Aznavour, Sur ma vie
  3. Aznavour, Viens pleurer au creux de mon épaule
  4. Dalida, Bambino
  5. Gainsbourg, La recette de l’amour fou
  6. Nana Mouskouri, C’est bon la vie
  7. + Nana Mouskouri, Milisse mou
  8. Balavoine, Laziza
  9. Richard Anthony, Amoureux de ma femme
  10. Richard Anthony, Nouvelle Vague
  11. Johnny Hallyday, Souvenirs souvenirs
  12. Johnny Hallyday, Mein Leben fängt erst richtig an
  13. + Johnny Hallyday, Noir c’est noir
  14. + Lucky Blondo, Sur ton visage une larme

Ecouter des musiques ensemble suppose une construction logique entre chaque morceau. Il faut un véritable déroulé. (Emmanuel)

le temps de la rencontre

Quelques rencontres se sont malgré tout entamées. Suite à la discussion du premier jour, Fatima appelait sa sœur aînée pour lui demander ce qu’elles chantaient enfant toutes les deux sur la scène de l’opéra de Lyon. Michèle s'était couchée à deux heures du matin. Elle avait passé sa nuit à naviguer sur youtube. Emilienne et Jean-Christophe avaient remarquablement parlé tous les deux du Boléro magique chorégraphié par Béjart. Avec dans un cas un silence final béat, dans l’autre l’apothéose d’une foule en délire. Ce que nous nous disons après coup, c’est qu’il faut un temps immense pour commencer à rencontrer, et avoir un rapport, une relation avec quelqu’un. Et nous ne pouvons nous détacher de l’impression d’être partis comme des voleurs. Même ce simple dispositif d’écoute ne prend son sens que dans une relation durable, envisagée sur un long terme. A moins d’imaginer un simple aller-retour, un prêt à domicile et un rendu qui aurait pu être assuré par n’importe quel facteur, de musique ou non. Mais la rencontre n'aurait simplement pas eu lieu.

se retirer et laisser faire

Ou bien à envisager les choses à nouveaux frais, peut-être que notre idée de la rencontre était encore trop frontale, trop volontariste. Nous aurions pu aménagé un premier temps d'élaboration de liste par petites tablées, mais sans y prendre part nous-mêmes. Les listes auraient pu être mis en commun. Et nous aurions aidé les groupes réunis à établir les deux listes d'écoute. Les facteurs de musique se seraient désignés. Nous les aurions accompagnés à la médiathèque. Nous aurions assisté avec eux aux deux écoutes collectives. A alléger notre charge, et à impliquer les participants, la rencontre se serait faite dans le travail. Les facteurs et l'atelier d'écoute auraient pu se poursuivre sans nous. Avec un dispositif allégé, ludique. Une petite tablée réunie autour d'un animateur tournant, une écoute orientée par un thème. Une écoute sur plateforme, avec chacun qui tour à tour propose son titre.
 

PLAYLIST JOUR QUATRE « classique, jazz, soul, variété internationale »

 

  1. Moniot d’Arras, Ce fu en mai
  2. Bizet, Carmen, "La fleur que tu m'avais jetée"
  3. Puccini, Tosca, "E lucevan"
  4. Renato Carasone, Tu vuo fa l’americano
  5. Sydnet Béchet, Crazy Rythm
  6. Michel Petrucciani, sur le thème « Saint-Thomas »
  7. Otis Redding, Sitting on the dock of the bay
  8. Wilson Pickett, Land of 1000 dances
  9. Simon and Garfunkel, Bridge over troubled water
  10. + Julio Iglesias, Quiereme
  11. Luz Casals, Piensa en mi
  12. John Williams, thème Liste de Schindler
  13. Ravel, Boléro

action large ou pointue ?

C’est une question que nous nous sommes posée à plusieurs reprises. Aussi bien tous les deux lors de nos petits débriefings de fin de séance, qu’à la toute fin de notre action avec l’animatrice. L’élément déclencheur de cette réflexion ? Lors de la première séance d’écoute, nous avons été surpris de voir un groupe de quatre participants du premier jour préférer jouer aux cartes sur une table à l'écart plutôt que nous rejoindre. Nous avons cherché à comprendre pourquoi. Nous avons pu distinguer deux types d’actions. Large, ou pointue. Le parfait exemple d’une action large serait la nôtre. Nous avons choisi une thématique générale, la musique, pouvant plaire à un grand groupe de personnes. Nous l'avons associée à des activités simples, réalisables pour tous les participants. Ici, une simple écoute et une discussion. A l'inverse, une action pointue aurait décidé d'une thématique précise. Par exemple une musique minimaliste au xylophone. Elle y aurait associé une tâche concrète comme la création d’une pièce dans cet univers musical. Si les deux types d'actions ont des enjeux différents, ils sont tous les deux intéressants. Avec notre action, nous avons pu aborder et explorer un grand nombre de styles. Jazz, soul, chanson française, musique classique. Nous n'avons pas eu le temps de rentrer dans les détails de chaque univers. Mais il y en avait pour tous les goûts. Cependant, cette action large et accessible a démontré sa faiblesse à impliquer fortement les résidents du début à la fin. Une action pointue aurait sans doute intéressé un moindre public du fait de la rigueur et de la marginalité de la proposition. Mais elle aurait peut-être amené des résidents plus actifs et plus investis. On pourrait aussi imaginer alterner ces deux formes, ou les conjuguer.

Arriver à faire faire de la musique à des gens qui ont envie mais un peu de mal à y croire. (Emmanuel)

quelle suite ?

Quelle suite imaginer, ou rêver ? Il faut se rendre à l’évidence que l’envie d’être facteur de musique allait bien au-delà d’un simple service de postier entre médiathèque et résidence. Même si ce service y était compris. Il s’agissait de partager, de déguster de bons morceaux de musique, tous réunis autour d’une même table amicale. Nous l’avons fait. Nous avons réécouté le Boléro. Et c’était bon. Nous avons pris la mesure du travail considérable qu’il y a à mettre au point un tel menu, ces deux playlists. Avec des mets variées dont l’ordre fait sens. Qui ne seraient pas digérables sinon. Il faudrait nous l'avons dit à l'avenir plutôt miser sur notre retrait et la capacité du groupe à s'emparer d'une proposition. Une dernière piste encore, musicale. L’échange suite à l’écoute de Michel Petrucciani fut remarquable. Nous y avons parlé de la capacité d’inventer, d’improviser même à partir du matériel le plus simple. Et nous avons là senti chez quelques-uns vibrer le désir de musique, d’un faire, d’une fabrication de musique. Cela n’était pas prévu. Et cela pourrait être non une suite logique, mais le début d'autre chose, un atelier de création. Même à ne toucher et n'embarquer que quelques-uns.

On prendrait le temps d'annoncer, de présenter le projet. On ne se retrouverait qu'avec des participants très motivés. On pourrait les faire composer, leur faire faire de la musique. Je ne pense pas au chant, mais plutôt à de petits instruments ludiques, kazoo, xylophone. L'important serait de comprendre l'importance de l'écoute, prendre conscience de l'autre, savoir se mettre en retrait pour jouer ensemble. (Benjamin)

Share this post

Leave a comment

Plain text

  • Aucune balise HTML autorisée.
  • Les adresses de pages web et de courriels sont transformées en liens automatiquement.
  • Les lignes et les paragraphes vont à la ligne automatiquement.