La musique est-elle un jeu ?

Les apports potentiels de l'animation-jeu à l'enseignement de la musique - SOMMAIRE


La place du jeu dans l’apprentissage de la musique

Ne faut-il pas identifier et différencier la présence du jeu (ou de jeux) dans la musique, plutôt qu’amalgamer ces deux termes, au risque de tomber dans la confusion : « la musique serait-elle un jeu ? » Au risque de me faire l’avocat du diable, mon premier avis est que la musique n’est pas un jeu, mais une pratique artistique, pour l’occidentale que je suis…

Pour premier argument, je dirais que peu de théoriciens l’ont inclus dans leur analyse sur le jeu, (ex : Duflo, Caillois, Winnicott), et pour cause, l’emploi du terme « jeu » hors contexte, est un emploi métaphorique : jeu musical, théâtral, politique, etc... Si pour Bernard Jeu, tout sport est un jeu, du fait de l’importance des règles, pour Jean-Louis Barrault, comédien : « Le théâtre est un sport » ! (archive France Inter : festival d’Avignon 50 ans ! - 12/07/2016). Méfions-nous des métaphores hâtives !

Jouer sous-entend très souvent un gagnant et un perdant, quoiqu’il existe aussi des jeux à « somme non nulle », où seule la réussite compte. La musique serait-elle de ceux-là ? D’autre part, tous ces théoriciens soulignent la gratuité du jeu, sa nature autotélique : « jouer pour jouer », la création d’un monde autre, voire d’un processus métaphorique pour Henriot, - ce qui ne serait pas la finalité de la musique ou qui pour le moins, interroge la finalité de son apprentissage.

Enfin, on peut également questionner l’argument esthétique dans l’un et l’autre domaine, et s’interroger sur les fonctionnalités de la musique dans certaines sociétés : fonction religieuse, laudative ou de divertissement. Delalande remarque que : « Dans beaucoup de langues africaines, par exemple, le mot « musique » n’a pas d’équivalent. Il n’y a pas de termes pour traduire la musique, c’est-à-dire ce qu’on entend. On peut désigner l’ensemble de toute l’activité musicale, mais cette espèce d’objet sonore, lui, n’est jamais nommé. »

Il existe cependant nombre de procédures qui peuvent assimiler la création et l’apprentissage de la musique à des jeux. Nous verrons que si la musique n’est pas un « jeu » à proprement parler, nous nous rapprocherons de Winnicott qui considère l’art comme une forme plus aboutie du jeu, « comme le prolongement, l’aboutissement des jeux de la petite enfance, leur expression la plus complexe et raffinée », la création d’un univers propre et l’expression d’un soi, et la recherche du « beau geste ».

La musique est-elle un jeu, ou ses processus de création s’en approche-t-il ? Il me semble primordial de poser la question avant de pouvoir répondre à celle qui est la clé de notre problématique : comment donner plus de place aux jeux dans l’apprentissage de la musique ? Comment rendre nos élèves acteurs de leurs apprentissages en favorisant le jeu et le plaisir de jouer de la musique ? Faut-il distinguer les situations d’apprentissages favorables, de celles où la transmission du bagage technique et esthétique est primordiale ? La question sous-jacente ne serait-elle pas quelle visée ou objectif est à réaliser en priorité dans une situation donnée, le développement d’une expression musicale ou la réalisation d’une audition de fin d’année ? Se laisse-t-on vraiment prendre à la ruse pédagogique ?

• La finalité esthétique

« Qu’est-ce qui est beau ? » La production artistique, - et la musique n’y échappe pas, s’inscrit dans un réseau social de moyens, de pratiques, et de conventions, comme a su le démontrer Howard Becker :

« Quand des artistes font un travail inadapté aux institutions existantes, d’un point de vue purement matériel ou au regard de certaines conventions […], les œuvres ne sont pas présentées au public. […] En général, les personnes qui coopèrent à la production d’une œuvre d’art ne reprennent pas tout à zéro. Elles se fondent plutôt sur des conventions antérieures entrées dans l’usage, qui font partie désormais des méthodes habituelles de travail. »

 

• Le cloisonnement esthétique de l’enseignement musical

Chaque pays et culture ont ainsi hérité de traditions, de formes et de pratiques d’enseignement musical différents, comme on peut le constater entre la France, l’Allemagne, les Etats-Unis, l’Inde, et diverses régions du monde... On aboutit en France à la reproduction d’un modèle hérité du XIXème siècle tel qu’il s’est constitué après la Révolution Française, avec différentes déclinaisons de pratiques et de finalités : les conservatoires, les orchestres d’harmonie, les maîtrises et les chœurs, le cours particulier et toutes formes associatives imitant ces modèles… À chaque esthétique correspondent donc des procédures d’apprentissages sur lesquelles les institutions s’interrogent aujourd’hui : ex. L’Ariam, propose au printemps 2017, à Paris, une journée autour de la Formation Musicale dans l’apprentissage des Musiques Actuelles, tendant ainsi à institutionnaliser des pratiques qui jusqu’ici se transmettaient hors de celles-ci.

• La question de l’Éveil Musical

Il est triste de constater que vers l’âge de six ans la question est réglée pour ce qui est de l’éveil musical, et qu’on passe « aux choses sérieuses ». La formation musicale remplace cette première activité, et l’apprentissage de l’instrument est orienté vers l’acquisition de technicités le plus fréquemment en cours individuels, gradué par des passages de cycles. Selon Cristina Agosti Gherban , dans son ouvrage « L’Éveil Musical, une pédagogie évolutive », il faudrait privilégier l’expression et non les apprentissages :

« Une distinction est à faire entre les jeux qui peuvent aider à prendre conscience du phénomène sonore, en général, et le jeu libre, qui développera la conscience du musical. Les petits ont souvent besoin d’un support pour l’imaginaire. Que ce soit une histoire très construite, ou au contraire très simple […], ou plutôt des idées poétiques, des climats (la nuit, la lune, les étoiles), il est intéressant que ce support reste comme un cadre à l’intérieur duquel ils jouent avec les sons. Plus l’enfant est habitué à ce type de jeu-là, à cette écoute du son, plus facilement abandonnera-t-il le support et s’éloignera du simple bruitage, pour ne retenir que le jeu sonore, pour faire simplement de la musique.
[…] Le compositeur et pédagogue Claire Renard pense que le seul fait de jouer avec les sons et avec son corps doit être suffisant pour produire un intérêt ou une passion chez l’enfant, et que toute règle du jeu « anecdotique » (comme par exemple le jeu de « la chandelle ») n’est pas nécessaire et fournit une préoccupation qui éloigne du plaisir musical au profit d’un plaisir d’une autre nature : gagner ou perdre, par exemple. »

 

• La musique : un art de l’instant

Gaston Bachelard , dans « L’intuition de l’instant », nous livre une méditation philosophique sur le temps, l’harmonie, en mettant en exergue la granulosité de ce temps, la discontinuité de la durée, et en y distinguant des séries, des rythmes, une harmonie, pour aboutir à un « instant poétique et métaphysique » :

« Comment mieux dire que l’être ne peut garder du passé que ce qui sert à son progrès, que ce qui peut entrer dans un système rationnel de sympathie et d’affection. La durée est ainsi le premier phénomène du principe de raison suffisante pour la liaison des instants. […] La durée intime, c’est toujours la sagesse. Ce qui coordonne le monde ce ne sont pas les forces du passé, c’est l’harmonie tout en tension que le monde va réaliser. »

 

Quel choix nous pousse à réitérer le geste ? Extraire ces phrases de Bachelard du contexte dans lesquelles elles ont été écrites reste un exercice périlleux, et je me presserais donc de me justifier en disant qu’elles font sens à mes yeux, pour ce que le jeu en lui-même est créateur d’un monde « en soi », où temps, espaces, règles, sont autres et hors du monde quotidien tout en étant avec. « Le jeu fait monde à part » comme le souligne Colas Duflo , en même temps qu’il s’amuse de ces lieux communs qui disent du jeu qu’il est « temps libre », ou « passe-temps », qu’il permet de transformer les « temps morts » en « temps vivants ».


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