"Confiance", récit d'une expérience musicale en foyer pour mineurs

"Confiance", récit d'une expérience musicale en foyer pour mineurs
par Alexia Parry-Janssen et Yann Ponthus
 
 
Introduction

Nous avions, dans le cadre de l’action culturelle à mener lors de notre formation au Cefedem, pour idée et envie d’intervenir en milieu carcéral. Après de multiples démarches auprès de différents établissements, nous avons réalisé qu’à l’ère du covid, il allait être laborieux de programmer plusieurs séances en prison car la plupart des structures devaient déjà reprogrammer des actions n’ayant pas pu avoir lieu en raison de la situation sanitaire. Petit à petit, nous avons élargi notre champ de recherche tout en restant dans l’objectif de travailler avec des personnes isolées dans un milieu fermé, et nous avons finalement réussi à obtenir un contact avec le foyer pour mineur de St-Genis-les-Ollières (pour plus d'informations sur le fonctionnement des foyers pour mineurs, cliquez ici). Après un premier rendez-vous avec les éducateurs responsables des jeunes de ce foyer, nous avons établi les modalités du projet, et avons de notre côté préparé l’action à mener qui, dès le départ de notre envie, se prévoyait comme une création musicale à partir des goûts personnels des jeunes. Une fois la rencontre terminée, c’était officiel : nous allions commencer mi-novembre un travail de plusieurs semaines, pour un total de six séances prévues et avec un objectif clair : construire une production musicale via logiciel sur ordinateur, dans une esthétique choisie par le public visé.

→ Épisode 1, le 16/11 : 
“J’me protège, parce que j’ai des ennuis en ce moment”

En arrivant sur place le premier matin, deux jeunes étaient déjà présents pour cette séance, Abdel et Medhi (tous les prénoms de cette histoire ont été modifiés dans un souci de confidentialité.), ainsi qu’un éducateur, Quentin. Nous avons commencé la séance par des présentations, d’une façon assez spontanée et informelle, nous avons tenté d’expliquer aux deux jeunes la raison de notre présence, quelle était notre formation, et ce qui nous intéressait de réaliser avec eux. Ils semblaient d’office ennuyés par leur présence et - ce qui se comprend, puisqu’étant pour la plupart en attente de jugement - ne présentaient pas grand enthousiasme. Nous ne leur avons évidemment pas demandé la raison de leur présence, pour respecter leur confidentialité et leur vie personnelle ; nous étions simplement là pour partager avec eux quelque chose d’inédit, pour eux comme pour nous, et nous ne savions absolument pas à quoi nous attendre car nous n’avions jamais vécu d’expérience auprès de publics défavorisés ou mis à l’écart de la société. 
L’objectif du début de cette séance était de faire connaissance, de créer un échange musical entre les jeunes et nous-mêmes. Nous leur avons donc proposé de choisir un morceau sur YouTube pour présenter nos affinités culturelles. Chacun a alors pu faire découvrir aux autres une musique qu’il écoute, y compris l’éducateur qui s’est prêté au jeu. Ce premier échange nous a permis de connaître leurs goûts musicaux, ce qui a été le point de départ du projet de création. L’idée était d’identifier quel style de musique leur était familier, duquel ils étaient les plus susceptibles de connaître les codes afin d’avoir une porte d’entrée sur la pratique musicale, ici telle que nous l’imaginions déjà en amont de ce projet, axée sur la création.

Nous avons pu écouter avec eux :
• Abdel : Rim'K - Stupéfiant ft. Lacrim
• Medhi : Niska feat. Tiakola "Journée" #PlanèteRap 
• Quentin (éducateur) : Casseurs Flowters - Inachevés
• Alexia : Amélie Lens - Live Cercle
• Yann : Feu! Chatterton - A l’aube

L’échange était très simple mais tout à fait enrichissant puisqu’il nous a permis de découvrir un morceau de leur culture, tout comme nous avons pu leur donner un aperçu de ce qui nous plaisait en musique ; bien sûr, nous les invitions au dialogue en leur demandant si telle ou telle chanson leur plaisait, si elle les touchait, quels étaient leurs ressentis après l’écoute. Ce fut assez succinct mais ils ont globalement participé à cet échange, même si la communication avec Abdel était parfois difficile puisqu’il ne parle pas couramment le français. Il semblait néanmoins bien le comprendre, et le but était surtout d’échanger par la musique, langage universel.

Toute cette première partie de séance s’est déroulée sans accroc, malgré quelques petites remarques de l’éducateur aux deux jeunes lorsqu’ils relâchaient leur attention pour regarder leur téléphone, et l’ambiance était plutôt détendue. Nous avons tenu à proposer un cadre assez ouvert, le moins “scolaire” possible, et surtout ne pas se positionner dans un rapport de force dominant/dominé en tant que professeurs, mais plutôt dans une démarche de partenariat pour réaliser un projet basé sur leurs goûts et leurs envies, même si les envies restaient bien évidemment à susciter pour les impliquer. Nous avons fait en sorte de leur présenter ce qu’il était possible de faire même sans avoir jamais pratiqué d’instrument, quelles étaient les possibilités qui s’offraient à eux pour construire un morceau et passer un moment hebdomadaire à découvrir la musique directement par la pratique créative, dans une ambiance détendue et collaborative.

Nous avions apporté un ordinateur avec une carte son et un clavier midi, afin que les jeunes puissent dès le début expérimenter sur ces outils. C’est ce qui s’est produit après le forum d’écoute : pour lancer la machine et leur mettre le pied à l’étrier, nous leur avons proposé de commencer par écrire une rythmique à l’aide du logiciel Ableton Live. L’idée de base était, pour cette première séance, de leur faire faire des percussions corporelles, c’était en tout cas ce que nous avions planifié lors de l’écriture du projet avec l’autre moitié de notre grand groupe EAMC. Après en avoir discuté à plusieurs reprises entre nous deux, nous avons décidé d’abandonner cette idée de percussions corporelles car elle ne semblait pas correspondre à l’ambiance de notre public : nous avons imaginé que cela leur paraîtrait potentiellement trop scolaire, justement, trop engageant pour une première séance où personne ne se connaît, trop intimidant, et que cela n’aurait aucune force de séduction pour un premier contact. 

L’idée nous est donc venue de transformer en un moment de recherche de rythmique sur le logiciel après avoir, pendant quelques minutes, pris le temps de rechercher des sons avec les deux jeunes qui semblaient leur plaire : un son de kick (grosse caisse sur une batterie acoustique), un son de snare (caisse claire sur une batterie), un son de hi-hat (charley sur une batterie) et une cymbale, pour avoir un kit de base avec une utilisation de sons résolument modernes pour plonger directement dans l’esthétique avec laquelle ils semblaient tous les deux avoir des affinités, à savoir le rap. Après avoir sélectionné ces sons en leur montrant explicitement comment nous les placions dans le logiciel sur ce qu’on appelle un “drum rack” (un genre de réservoir de sons), nous leur avons proposé de venir directement expérimenter par eux-mêmes sur le logiciel via l’écriture simplifiée de boucles pour trouver des idées de rythmiques. 
Au départ, ils n’osaient pas manipuler ces outils ; l’éducateur a donc essayé et cela a permis de désacraliser l’exercice, puisque peu à peu les jeunes se sont mis à participer également. Ils se sont intéressés au fonctionnement, nous ont posé des questions sur l’utilisation de l’outil, et ont réussi chacun leur tour à créer une rythmique avec les différents sons que nous avions sélectionnés au préalable. Ils mettaient “play” sur la séquence qui tournait en boucle, et cela leur permettait de modifier au fur et à mesure leur cellule rythmique en choisissant de placer le kick à tel endroit, la snare à tel autre endroit, etc. 

Ensuite, nous avons réussi à relier ces sons au contrôleur midi que nous avions apporté, qui se présente sous la forme d’un petit clavier avec, au-dessus, huit “pads” sur lesquels on peut taper pour déclencher des sons. La deuxième activité que nous leur avons proposé a donc été de rechercher une rythmique sur ces pads, ce qui permettait un engagement physique plus important, un investissement corporel qui permet un autre rapport à la musique, un geste créatif faisant appel à la coordination des membres, et donc une utilisation très personnelle de l’outil et du rapport à la créativité. Les deux jeunes se sont plutôt bien impliqués dans cette activité, et ils ont réussi à trouver, instinctivement, des rythmiques plutôt intéressantes qui se rapprochaient de leurs inspirations. Nous leur avons donné, bien sûr, quelques conseils quant au placement de certains éléments pour correspondre aux codes instaurés par cette musique : par exemple, mettre le kick sur les temps forts, des petits charleys bien placés et rapprochés, la caisse claire sur les temps faibles et l’incorporation d’une cymbale dans la séquence qui faisait généralement quatre mesures. Cela dit, nous n’avons quasiment pas eu à intervenir car une fois qu’ils avaient cerné le fonctionnement, ils plaçaient les différents éléments de manière assez juste, simplement grâce à leur instinct et probablement aussi beaucoup grâce à l’éducation culturelle de leurs oreilles. 

L’objectif était que les deux jeunes puissent écrire au moins deux séquences chacun, qui leur plaisent, pour ensuite avoir en notre possession de la matière pour commencer notre morceau. Comme ces cellules pouvaient être utilisées sous forme de boucles, il s’agirait plus tard de venir piocher dans notre répertoire pour utiliser spécifiquement telle ou telle séquence selon l’ambiance à laquelle elle correspond le mieux (une intro, un couplet, un refrain…), et la répéter plusieurs fois de suite de manière à dérouler une ambiance et un fil rythmique solide et continu. Cet objectif a été réussi avec succès par les deux jeunes, l’un d’entre eux ayant même écrit trois rythmiques, et l’éducateur qui a participé aussi en avait écrit deux. L’échange était agréable, et les jeunes assez enthousiastes face à la tâche proposée. 

Pour la fin de la séance, nous avons procédé de la même manière pour l’écriture d’une ligne de basse caractéristique du rap, cette fois-ci avec le clavier. À ce moment-là, les jeunes ont pris l’initiative de faire écouter d’autres morceaux, pour puiser de l’inspiration. Nous leur avons alors montré quelques notes sur le clavier, puis ils ont essayé de les jouer par-dessus la rythmique, chacun leur tour. Nous leur avons proposé, pour fixer ces lignes de basses sur lesquelles ils expérimentaient, et également pour qu’ils apprennent à prendre en main le logiciel, de les écrire. Cela s’est avéré assez intuitif puisque quand l’un jouait la ligne de basse sur le clavier midi, les notes s’affichaient en rouge sur le clavier du logiciel et l’autre jeune pouvait alors les écrire une par une dans la séquence, selon la hauteur affichée, en cherchant à mesure la longueur et le placement rythmique de chaque note dans le temps. Ce petit exercice s’est avéré assez ludique, et au bout de quelques minutes, ils avaient saisi comment utiliser cet aspect là du logiciel. 

Ce premier échange fut très enrichissant, pour nous comme pour eux, puisque nous avons eu écho par un éducateur : lorsqu’il a demandé à Medhi comment était l’atelier musique, ce dernier a répondu “c’était bien de ouf”, et il est vrai qu’une fois dans la voiture pour rentrer à Lyon, nous étions tous les deux très enthousiastes et confiants sur la suite de cette aventure.

Un extrait ici → 

 

→ Épisode 2, le 23/11
“Avant j’avais pas confiance en moi, mais là petit à petit ça va”

Lors de notre arrivée pour cette deuxième rencontre, c’était un nouveau jeune qui nous attendait, Yaël, ensuite rejoint par Medhi que nous connaissions, et toujours en compagnie de l’éducateur Quentin. Cette deuxième partie s’est plutôt bien déroulée, elle était la suite logique de la première, puisque nous avons proposé à Yaël, nouveau jeune du foyer, de réaliser le même travail qui avait été fait par les participants de la première séance. Nous lui avons donc fait écrire des rythmiques sur le même procédé, il était assez détaché au début, avec une attitude quelque peu “je m’en foutiste” puis il s’est pris au jeu et a fait montre d’une bonne volonté et d’un vrai investissement personnel. Medhi, déjà présent à la séance précédente, n’hésitait pas à intervenir pour lui donner des conseils par rapport à son expérience, ce qui fut très appréciable. Malheureusement, Medhi a dû partir en rendez-vous (de base, il n’était pas censé participer à cette séance car il devait partir pour ce rendez-vous, mais il a quand même souhaité venir et rester aussi longtemps que possible). 

Comme il ne restait que Yaël, nous avons entrepris de travailler plus en profondeur sur les lignes de basse, selon le même procédé que lors de la séance précédente, c’est-à-dire à base d’improvisation sur un clavier midi, en lui donnant quelques indications pour éviter les fausses notes, et il a réussi à proposer quelques lignes de basse, tout comme l’éducateur Quentin, toujours de bonne volonté pour participer et faire la médiation entre les jeunes et nous. Cette fin de séance était un peu délicate car nous ne savions pas si le jeune allait rester au foyer ou non ; nous avons tout de même fait de notre mieux pour avancer sur la composition du morceau avec lui, et ce fut plutôt créatif. 

Un extrait ici →

→ Épisode 3, le 30/11
“J’ai toujours des petits moments de doute, mais je connais mes points forts”

Pour cette troisième séance, nous avons retrouvé les deux jeunes qui participaient à l’atelier initialement, Abdel et Medhi, et nous avons travaillé sur la suite du morceau en essayant cette fois d’écrire une harmonie. Comme nous avions déjà écrit plusieurs lignes de basse les deux fois précédentes, nous avons entrepris de leur montrer comment on pouvait superposer des accords par-dessus ces basses. Nous avions deux claviers ce jour-là et nous avons pu les faire jouer en même temps, en leur montrant qu’en jouant une note toutes les deux touches, on pouvait facilement construire un accord et créer une ambiance avec des sons de synthés créés en direct sous leurs yeux, sur le logiciel. Nous nous sommes restreints aux touches blanches pour éviter de leur compliquer la tâche, puisque nous nous sommes vite rendus compte en première séance qu’il fallait éviter de les confronter à l’échec, cette notion étant assez délicate pour des jeunes personnes mises en marge de la société pour leurs actes. Ils sont allés à l’essentiel, en plaquant des accords simples à trois ou quatre sons, suivant les lignes de basse, pour construire une base instrumentale cohérente et solide. 

L’exercice fut parfois complexe pour des raisons d’agilité et de dextérité, car les jeunes n’avaient jamais touché un clavier de leur vie, et nous avons essayé de trouver des solutions pour leur permettre d’enchaîner les accords sans avoir à trop se déplacer, en utilisant leurs doigts de la manière la plus efficace possible, pour ensuite enregistrer ce qu’ils faisaient (le signal midi) sur le logiciel et garder une trace “live” de leur participation. Nous avons ensuite repris ces séquences d’accord en essayant de les rendre un peu plus carrées, c’est-à-dire que nous leur avons montré qu’ils pouvaient faire de l’édition sur ce qu’ils avaient joué en ré-ajustant par exemple le placement des notes ou leur longueur. Cet exercice opérationnel fut assez ludique et semblait même les amuser. Le fait de leur faire jouer ces parties en live, même si nous avons recalé les notes séquencées pour que le placement soit bien propre, a permis de varier la vélocité de ces accords et leur donner un côté plus personnel, plus vivant. 

Ces mises en pratique et en situation ont permis aux jeunes de se poser des questions sur de nombreuses choses : des concepts harmoniques, l’utilisation du logiciel, le placement rythmique des notes… Ils se sont mis à nous poser des questions par eux-mêmes et c’était beaucoup plus intéressant d’échanger de cette manière que si nous leur avions donné des informations dont ils n’auraient pas forcément eu besoin. Ils n’auraient pas forcément compris ou été attentifs si cela avait été magistral. Nous avons constaté à plusieurs reprises lors de ce processus que dès que l’atelier prenait une tournure un peu scolaire, cela les bloquait ou les perturbait. Cela est probablement dû au fait que l’école ne devait pas être leur lieu de prédilection auparavant, puisque ce sont des personnalités non conformées, probablement pas à l’aise avec la société dans laquelle ils vivent, société qui les a mis à l’écart. Tout ce qui avait donc attrait à l’école ou les renvoyait à des moments passés de leur vie pas forcément appréciable, devait les bloquer. Dès lors qu’on revenait à quelque chose de plus personnel, ou de plus axé sur le jeu, alors on regagnait leur intérêt. 

Un extrait ici → 

→ Épisode 4, le 14/12
“Mon quotidien c’est beuh, shit, coke, coups de poing”

La séance d’avant les vacances de Noël fut complexe et déconcertante. Nous étions, jusque-là, parvenus à composer et enregistrer la base de l’instrumental qui allait servir à construire notre morceau. Il s’agissait donc, à partir de cette séance, de débuter l’écriture de textes pour avoir une chanson complète, dans l’esthétique qu’ils avaient choisie, et avec des textes qu’ils auraient écrits. Malheureusement pour nous (et heureusement pour eux), les jeunes avec qui nous avions travaillé jusqu’à présent avaient trouvé un stage de réinsertion et étaient donc désormais occupés sur le créneau habituel de notre atelier. De nouveaux jeunes venaient d’être admis au foyer, on nous les a donc envoyés pour participer à notre atelier. Nous ne les avions jamais rencontrés et le premier contact fut délicat : ils étaient quatre, ne s’exprimaient quasiment pas, et restaient impassibles à nos questions.

Nous avons donc recommencé depuis la case départ en leur proposant de faire un petit forum d’écoutes musicales, c’est-à-dire que chacun proposait une chanson à écouter sur YouTube pour présenter ce qu’il aimait. Les quatre jeunes ont participé à cette introduction, ils se sont investis et ont tous, au bout d’un moment, trouvé quelque chose à faire écouter qui leur plaisait.
Au fil des écoutes, nous avons amorcé le sujet de l’écriture en leur demandant d’écouter les textes de ces morceaux, pour dégager des thématiques, et ainsi en choisir une qu’il leur plairait de travailler et sur laquelle écrire ; en réponse à cela, aucun d’eux ne décrochait un mot. Il a donc été très difficile de trouver comment les amener vers l’expression, et nous n’y sommes pas vraiment parvenues. Une seule jeune a écrit quelques mots dans un dispositif que l’on proposait nommé “arbre à mots” permettant d’affiner une thématique, mais c’est parce qu’un éducateur était allé auprès d’elle pour l’aider et l’inciter à se confronter à l’exercice. Le fait que les jeunes face auxquels nous étions lors de cette séance ne nous connaissaient pas et n’avaient pas travaillé sur les précédentes séances a été un véritable frein au déroulé. Ils ne comprenaient pas ce qu’on leur voulait, et peut-être que les activités que nous avons proposées leur sont parues trop scolaires. Comme c’était la première fois que nous menions un atelier d’écriture, nous ne savions pas forcément comment nous y prendre pour les séduire et leur donner envie de s’investir dans quelque chose d'aussi personnel que l’écriture de textes. 

Les jeunes avaient entendu dire par quelqu’un du foyer que la séance se terminait à 11h30 (alors qu’elle était prévue jusqu’à 12h, comme toutes les précédentes), et même si nous avons insisté sur le fait qu’elle durait 1h30, dès qu’il fut 11h30 ils sont tous partis instantanément sans que l’éducateur puisse les retenir. Un des jeunes est repassé nous dire au revoir, de manière assez informelle et spontanée, et l’éducateur a essayé de lui tirer quelques mots au tout dernier moment, selon la thématique du quotidien, et l’adolescent a dit “tu sais ce que c’est mon quotidien moi c’est beuh, shit, coke, coups de poing”, avant de partir dans le couloir.

→ Épisode 5 du 04/01
“C’est peut-être pas politiquement correct, mais moi, c’est ce que je pense” 

Pour cette dernière séance, nous avions souhaité revenir sur le travail du son de la composition, afin d’éviter les blocages que causaient l’écriture de texte à la séance précédente. Trois jeunes étaient présents, dont Abdel et Medhi. Nous avons démarré la séance par une écoute de la composition. Puis, nous leur avons montré quelques effets sonores qu’il est possible d’assigner aux prises de sons sur Live. L’écoute de ces effets semblait attiser la curiosité des jeunes ; nous avons donc décidé de leur faire écouter des effets sur de la voix, et pas seulement sur de l’instrumental. Ainsi, Yann a effectué un court enregistrement de sa voix et a assigné divers effets à cette prise de son. 

Le fait que Yann enregistre sa voix devant les jeunes a permis de refaire le lien avec l’aspect textuel de la composition. En effet, après avoir échangé avec les jeunes et l’éducateur (que nous avons toujours inclus dans le travail de création), nous nous sommes dits qu’ajouter un texte déjà existant à la création pourrait lui donner plus de corps et de sens. Ainsi, les jeunes ont proposé d’écouter des chansons ou des podcasts dont le texte leur plaisait. L’extrait qui leur a le plus parlé correspondait à une interview du chanteur Lacrim, dans laquelle il parle de sa situation judiciaire complexe, de sa frustration et de son incompréhension par rapport à cette situation. Les jeunes ont alors sélectionné quelques passages de cette interview dont le texte semblait les toucher. Nous avons téléchargé ces passages afin de pouvoir les ajouter à la composition sur Live. Les jeunes ont choisi les endroits de la composition dans lesquels il y aurait ces extraits. Cette étape était un véritable moment d’échanges, car les jeunes émettaient leurs propres idées quant au placement des extraits de l’interview dans la création et nous en discutions, faisions des essais sur Live. 

C’est à ce moment que l’un des jeunes, Medhi, qui avait l’habitude de suivre notre atelier, a demandé s’il pouvait enregistrer sa voix en récitant le texte d’une série qu’il aime regarder. Nous avons été agréablement surpris par cette prise d’initiative ; nous avons eu l’impression qu’un déclic s’était produit par rapport à l’idée d’enregistrer la voix. Medhi a alors réécrit le texte de cet extrait pour pouvoir le déclamer. Puis, nous lui avons donné le micro, en lui disant : “Vas-y, c’est à toi, éclate toi”. C’est ce qui s’est produit : au fil de ses essais d’enregistrement, Medhi était de plus en plus à l’aise et essayait de se placer au mieux sur la musique créée. Son enthousiasme et sa volonté ont encouragé les deux autres jeunes à, eux aussi, enregistrer leur voix. Ainsi, Abdel a pris à son tour le micro et s’est mis à dire des phrases dans sa langue maternelle, l’arabe. Malheureusement, nous ne pouvions pas comprendre ce qu’il disait, mais nous voyions qu’Abdel s’amusait et prenait du plaisir à s’enregistrer par-dessus la musique. Nous avons ajouté les enregistrements des voix de Medhi et Abdel à la création. Ainsi, celle ci comporte trois textes différents : les extraits de l’interview de Lacrim, la voix de Medhi et la voix d’Abdel. Il ne restait plus qu’à structurer davantage la composition et la mixer. 

La séance s’est terminée par des remerciements de la part des jeunes et de l’éducateur. Comme nous n’étions pas certains que les jeunes viennent à la séance restitution la semaine suivante, nous avons convenu avec l’éducateur que le fichier final de leur création leur serait transmis, une fois celle-ci finalisée par nos soins. Cette séance nous a fait réfléchir sur l’utilisation d’un texte dans une création musicale. En effet, nous en avons conclu que le fait de déclamer un texte déjà existant a permis aux jeunes de s’exprimer oralement, sans pour autant dévoiler entièrement l’intimité plus forte qui se dégage d’un texte personnel. La différence d’investissement des jeunes entre la séance d’écriture et celle-ci nous a laissés penser qu’aborder un travail d’écriture avec un public qui n’est pas forcément à l’aise avec ce mode d’expression demande bien plus d’imagination, de préparation et de temps que ce que nous avions effectué. C’est pourquoi l’idée de reprendre des textes existants nous a d’emblée parue très pertinente, d’autant plus qu’elle provenait de nos échanges avec les jeunes.

Lacrim, “Je ne suis pas en cavale” → 
https://www.youtube.com/watch?v=5qdMc_KMjLM 

Un extrait ici → 

→ Épisode 6, le 20/01
“J’suis un être humain, j’suis comme tout le monde, j’peux péter les plombs, j’peux en avoir marre, tu comprends ?”

Ce dernier moment du projet visait à réunir les jeunes ayant participé à la création, les éducateurs du foyer et nous-même afin de pouvoir écouter les résultats du travail effectué. Malheureusement, seulement deux jeunes sont venus. Ceux qui étaient venus lors des séances du matin n’étaient pas là. Les deux éducateurs qui nous avaient accompagné, Quentin et Jessica étaient bien présents. Malgré le fait que nous n’étions pas nombreux, ce moment fût riche en échanges, particulièrement entre les éducateurs et nous mêmes. 
Ainsi, le projet a été apprécié du côté des jeunes comme du côté des éducateurs. Jessica a évoqué le fait que l’atelier que nous avons proposé correspondait à quelque chose “d’à part” dans la vie des jeunes. Elle a pointé la difficulté éprouvée au quotidien de parvenir à les accrocher : “Comment on arrive à attirer l’attention des jeunes…. C’est toujours hyper complexe surtout quand c’est des choses qui changent du commun.” 

L’un des éléments qui nous a particulièrement marqués quant à l’attitude des jeunes pendant le projet et la séance de restitution concerne leur gêne à se montrer, leur peur du regard des autres. En effet, l’un des jeunes qui était présent à la séance de restitution ne souhaitait pas que l’on écoute tous ensemble la création à laquelle il avait participé : cela l’engageait trop au niveau personnel et peut être émotionnel. De la même manière, nous avons évoqué avec les éducateurs les difficultés que l’enregistrement impliquait pour les jeunes. Enregistrer sa propre voix peut en effet provoquer un blocage, d’autant plus chez un adolescent : nous savons que cette période de la vie peut être difficilement vécue et peut être synonyme de repli sur soi. 
Notre projet a permis aux éducateurs de réfléchir à de nouvelles manières d’organiser de tels ateliers dans le foyer. Ainsi, Jessica en a déduit qu’un travail plus poussé entre éducateurs et intervenants permettrait certainement de faire émerger de nouvelles choses chez les jeunes : “Demain si je referais, je pense qu’il faut faire une co-construction entre les éducateurs et les intervenants sur chaque atelier, que l’on construise ensemble le contenu.(...) On est sur une animation d’atelier, il faut réussir à les accrocher par des exercices ou de manière détournée.” 

De manière générale, notre projet a été très positif et a fait découvrir aux jeunes quelque chose d’inhabituel pour eux. Comme l’ont souligné Quentin et Jessica, “L’objectif c’est de leur ouvrir l’esprit”. Ainsi, la mise en place d’un atelier de création musicale au sein de ce foyer a permis aux jeunes de se rendre compte de leurs capacités à fabriquer des choses et à découvrir des possibilités artistiques. Les créations finales ont pris la forme d’un fichier audio. En discutant de ceci avec les éducateurs, nous en avons conclu que ce format était la meilleure solution de rendu final. En effet, les jeunes pourront réécouter et partager facilement ce qu’ils auront créé. De plus, jouer devant les autres ou écouter à plusieurs les créations constituait un blocage pour la plupart des jeunes. L’enregistrement est donc particulièrement pertinent pour cette raison. 

Enfin, les éducateurs ont valorisé le fait que tout a été créé en partant de rien : de l’instrumental en passant par la rythmique et le choix des textes, tout est le résultat des recherches et des souhaits des jeunes. Ainsi, malgré le fait que les textes ne soient pas d’eux, le résultat musical est bien présent et très satisfaisant. Les propos de Jennifer nous ont confortés dans cette opinion : “On essaie de leur amener par ce type d’ateliers des choses qui changent. Ça prend difficilement parce que justement c’est pas dans leur truc, ça leur parle pas forcément. Mais quand il y a un résultat final, on se dit que ça a marché, que ça a touché peut-être un ou deux jeunes donc ça a fonctionné.” L’essentiel de l’objectif du projet a donc, pour nous, été atteint : pouvoir toucher des jeunes et obtenir un résultat final. 

Le résultat ici → 

Conclusion

Cette expérience musicale a été marquante et enrichissante. En effet, avant d’entamer notre première séance, nous ne connaissions pas les personnes auprès desquelles nous allions intervenir : comment allaient-elles réagir à notre proposition ? Quelle place occupe la musique dans leur quotidien ? Comment susciter leur intérêt et leur curiosité à travers l’activité que nous allions leur proposer ? Ainsi, au fil des séances, nous avons appris à connaître ces jeunes. Les nombreux échanges qui ont eu lieu entre eux, les éducateurs et nous mêmes ont permis à chacun d’aborder un ou plusieurs angles de la création musicale. L’introversion propre à ces jeunes nous a particulièrement marqués. En effet, le fait qu’ils traversent la période compliquée de l’adolescence tout en demeurant en marge de la société du fait de leur passé les incitent à se replier sur eux mêmes, davantage qu’un public adolescent lambda. Face à toutes ces réserves, il nous fallait les mettre à l’aise en engageant une discussion autour d’une facette de la création musicale ou autour de leurs propres univers musicaux. Nous avons alors beaucoup questionné notre posture en tant qu’« enseignants-médiateurs », car elle était assez nouvelle pour nous. Des moments tels que la séance d’écriture nous ont amenés à davantage remettre en question nos propositions et nos manières de faire. Vivre un tel malaise face aux jeunes qui n’adhéraient pas à nos propositions a finalement été très formateur pour nous. Enfin, le fait que tous les jeunes ayant participé à ce projet aient réalisé une production musicale a été une immense source de joie et de satisfaction, tant chez les jeunes que chez les éducateurs, et particulièrement chez nous. Malgré le fait que ce public nous était jusque là inconnu, le projet musical a fonctionné, ce qui nous donne des idées, des clés et des inspirations pour d’autres aventures musicales….

Share this post

Leave a comment

Plain text

  • Aucune balise HTML autorisée.
  • Les adresses de pages web et de courriels sont transformées en liens automatiquement.
  • Les lignes et les paragraphes vont à la ligne automatiquement.