Enseigner la musique n°9 & 10

Enseigner la Musique sort donc une nouvelle fois sous forme de numéro double. Toute l’équipe de rédaction souhaiterait un peu plus de régularité dans la parution : gageons que ce sera le cas dorénavant. En attendant, la matière se fait dense, tant le secteur de l’enseignement spécialisé de la musique est animé de frémissements : ce numéro en est l’écho.

« Le bonheur a les yeux fermés », disait paraît-il Paul Valéry. Pourtant, les auteurs des articles qui suivent ont ouvert les leurs bien grands. La profession se pose aujourd’hui mille questions : en revenant sur certaines d’entre elles dans le détail, ils permettent l’émergence d’une culture professionnelle face aux défis contemporains.
Ces défis sont nombreux. Nous souhaiterions en évoquer deux tout particuliers.
Il y a d’abord le danger qui guette d’un reflux nostalgique de notre société sur son passé, qui, dans le roman collectif en train de s’écrire, semble paré de toutes sortes de vertus que nous aurions perdues : le courage, la motivation, le travail, le respect. C’est peut-être oublier comment les filtres avaient opéré. Et que seuls arrivaient à l’école, ou dans l’école, les « bons » élèves. Le plus souvent ceux dont le bagage culturel, et la situation sociale, les appariaient sans (trop de) problèmes à l’enseignement qu’ils allaient recevoir. On parle souvent de « massification » de l’enseignement, terme hautement connoté, souvent péjorativement. Il semblerait parfois que la démocratie soit plus aisée à réaliser quand on est moins nombreux… Leur incroyable développement, lors de ces trente dernières années, a amené les écoles de musique en France au-devant de problèmes inédits. La question de l’accueil de tous les publics, entre autres, ou encore celle d’une articulation plus spécifique des établissements avec leur territoire vient mettre à mal un fonctionnement bien rôdé. Il n’est guère aisé de revenir sur la « constitution » même de l’école de musique, si l’on entend par là à la fois ce qui la structure et ce qui l’a fondée historiquement. Pourtant, l’enjeu démocratique n’est nullement incompatible avec les enjeux artistiques. Bien sûr, il n’est pas si simple d’opérer la rencontre des valeurs et des pratiques dans nos domaines : la question de la « valeur », précisément, des esthétiques et des modes de production de la musique peut contribuer à figer des positions ou des convictions. L’ouverture de l’enseignement de la musique à tous les publics et à tous les genres, si elle est entamée, se révèle encore génératrice de bien des émois chez les professionnels. En écho, les praticiens des musiques moins « conservatorisées », par exemple dans le champ des musiques traditionnelles ou des musiques actuelles, se méfient de la digestion de leurs spécificités par un éventuel ogre institutionnel. Comment, effectivement, allons-nous réussir à faire « institution » autour de l’ensemble des pratiques, pour permettre à tous de disposer de structures publiques facilitant l’accès à toutes les pratiques ? Comment éviterons-nous de laisser des ghettos se construire - artistiques, culturels, sociaux? Il y a là un enjeu fondamental.
La manière de penser l’école de musique est bel et bien un enjeu de société. « Pourrons-nous vivre ensemble ? », se demandait Alain Touraine dans son ouvrage en 1997 (Fayard). Il ajoutait, en sous-titre de son livre : « Egaux et différents ». Dix ans après, cette interrogation demeure, nous semble-t-il, un de nos défis majeurs. Nous espérons qu’Enseigner la Musique puisse continuer à en arpenter les chemins possibles, et à porter davantage attention à ceux qui sont « de traverses ».

Nous faisons par ailleurs une large place dans ce numéro à la perspective européenne, à travers un premier dossier sur le sujet. La convention de Bologne a un mérite : celui d’activer les rencontres, de comparer les conceptions et les organisations de l’enseignement de la musique dans les divers pays européens (dont la Suisse, qui est concernée par le dispositif et est peut-être en avance sur ce plan par rapport à la France). On peut toujours craindre les règles « technocratiques » qui, nous venant du haut, transforment en « machins » bureaucratiques ce qui faisait notre fierté en même temps que notre identité. Mais on peut aussi éprouver le sentiment qu’une nouvelle donne serait une vraie chance, l’occasion de reprendre nos propres problèmes par d’autres bouts. Ici aussi, tout dépendra de la manière dont nous ferons « institution ». Rien ne dit en effet que les structures dont nous nous doterons, à terme, ne seront pas plus riches, mieux adaptées à notre temps, plus ouvertes au monde qui vient, ou qui est déjà là. L’occasion d’exorciser nos peurs ou nos doutes, de relancer nos désirs de faire mieux. L’Europe, c’est d’abord l’occasion de comprendre comment nos voisins ont tiré de leur propre histoire leur conception de l’éducation musicale, les expériences qu’ils ont tentées, leurs réussites et leurs échecs, les questions qui les animent, les solutions qu’ils imaginent au regard de problèmes contemporains qui, en matière artistique comme éducative, deviennent notre lot commun.

Il paraît que Paul Valéry disait aussi : « J’ai parfois l’impression que nous avançons vers l’avenir à reculons ». Nous souhaitons que ce numéro d’Enseigner la Musique aide à nous convaincre du contraire. Cet à venir est déjà là : sachons-le façonner comme nous le souhaitons.
Ensemble. Egaux, et différents.

Jean-Charles François et Eddy Schepens